L’IA de confrontation : nouvelle école de la pensée ?
Jean-Roch Houllier
head of operations, learning & digital
groupe safran
Trois années déjà depuis le « Big Bang de l'IA ». Depuis, tout s’est considérablement accéléré et les applications de l’intelligence artificielle générative semblent sans limites. Dans tous les métiers qui s’y prêtent, la délégation des tâches à l’intelligence artificielle va bon train et commence à poser de sérieuses questions autour de ses impacts sur l’apprentissage et le désapprentissage*. Pour autant, dans le domaine de la formation, à « l’IA de substitution », il existe une alternative intéressante qu’on peut qualifier comme « l’IA de confrontation », stimulant la pensée, faisant avec nous, contre nous, pour nous faire réfléchir. Si « l’IA de substitution » décharge l’esprit, au contraire « l’IA de confrontation » l’exerce.

De l’IA de substitution à l’IA de confrontation

On ne manque pas de cas d’usage de l’IA générative appliqués à la formation, à commencer par la production des contenus pédagogiques fortement développée autour du texte, de l’image, du son ou de la vidéo, localisation incluse. En quelques clics, les ingénieurs pédagogiques délèguent ces productions à l’intelligence artificielle tout en étant censés avoir le dernier mot sur les productions résultantes. Cette « IA de substitution », qui entraîne une dépendance grandissante aux savoirs externalisés, génère une illusion de maîtrise ; une dépendance qui, entretenue par les sirènes de la facilité, peut fragiliser nos capacités d’apprentissage à long terme, et plus largement le libre arbitre que nous avons fondé sur une lente et progressive appropriation des savoirs. Les plus jeunes (qui n’auraient pas acquis les préalables nécessaires à l’exercice de l’esprit critique) ou les plus âgés (qui pourraient voir diminuer « leurs défenses » par un réflexe accru de délégation) sont particulièrement concernés. Mais ce phénomène finit par concerner tout le monde. Enfin, « l’IA de substitution » pose la question même de l’utilité des individus, de notre « raison d’être » : pourquoi produirais-je moi-même lorsque à tous les coups l’IA fera mieux ?

Prise dans les filets du temps court, que peut faire la formation ? Commencer par se rappeler que sa raison d’être, justement, ne consiste pas à produire du contenu plus vite, mais, si l’on peut dire, de produire des esprits plus lucides. Elle peut ainsi contribuer à montrer que l’IA n’a pas vocation à nous remplacer dans le savoir, mais à nous renforcer par la confrontation cognitive au travers d’un dialogue avec la connaissance. C’est dans ce sens qu’il faut lire la transposition de la matrice de Dave Ulrich dédiée aux usages de l’IA en formation proposée par le club des Learning Activists en 2023. Parmi ces usages, certains étaient liés à la confrontation des savoirs : je me suis convaincu, depuis, que « l’IA de confrontation » ouvre un espace d’opportunité à la formation : elle désigne l’usage des agents conversationnels non pour produire à la place de l’humain, mais pour stimuler la pensée par le désaccord, le questionnement et la reformulation. Elle agit donc comme un miroir cognitif ; elle ne remplace pas l’acte d’apprendre, elle le réveille. Quand substitution rime avec externalisation des savoirs, confort cognitif et appauvrissement des savoirs, la confrontation va de pair avec le dialogue, la friction et la réfutation des savoirs propice à un apprentissage durable.

Impacts pédagogiques : « penser »

Nos premières expérimentations ont débuté autour d’un outil auteur de programmation de conversations simulées et dont le déploiement est prévu en 2026. L’apprenant se confronte à un agent conversationnel pour argumenter, reformuler, traduire, débattre. Les bénéfices en sont patents. D’abord, en termes de positionnement : l’apprenant, doté de savoirs préalablement acquis, vient les confronter à l’occasion d’une situation les mobilisant. En termes de contextualisation aussi : les situations se rapprochent « de la réalité travail » en simulant des contextes contradictoires (dilemmes éthiques, décisions managériales, argumentations RH, etc.). Le questionnement est par ailleurs d’une grande utilité : la conversation restaure le pouvoir de questionner, central dans les apprentissages ; en créant des situations de friction cognitive, elle stimule l’auto-explication et la réflexivité. Autres bénéfices, la personnalisation — chaque conversation est unique, établie sur un ni trop facile (ennui), ni trop difficile (découragement), et une adaptation au niveau de résistance cognitive de l’apprenant ; et l’enrichissement — cette nouvelle modalité, programmée à des fins pédagogiques (contexte d’entrée et bilan de conversation) apportant une forte valeur ajoutée aux parcours multimodaux de formation, car elle complète (« sas d’entrainement ») les séquences dédiées aux apprentissages en situation de travail. Mentionnons enfin l’implication : la programmation des conversations simulées permet aux auteurs de littéralement prendre l’initiative en formalisant des situations rencontrées dans la vie courante. Bref, cette approche vise à aider les apprenants à préserver leurs capacités mentales, à raisonner, relier, hiérarchiser, critiquer. En ce sens à rester acteurs de leur propre cognition.

Déclinaison de l’IA de confrontation : émergence d’un modèle vertueux

Je résumerai ce qui précède en pointant quatre niveaux d’interaction avec « l’IA de confrontation ».

#1 Cognition, la friction qui fait penser

La confrontation aux savoirs bouscule nos convictions et nous oblige à reconstruire nos schémas mentaux. Dans le processus de la formation, « l’IA de confrontation » joue un nouveau rôle en devenant une machine à questionner et non pas à répondre. Elle favorise l’analyse (l’apprenant décortique les arguments de l’IA) et la création (l’apprenant, en les confrontant, mobilise ses savoirs, reformule, synthétise et transpose). En ce sens, « l’IA de confrontation » ne pense pas à notre place, elle nous force à penser en sa présence.

#2 Pédagogie, un nouveau sas d’entrainement proche du travail

Cette nouvelle modalité pédagogique est un nouvel allié hors pair de la formation pour se rapprocher de la « réalité travail » et permettre à l’apprenant de s’entrainer, de mettre en œuvre et de confronter ses savoirs avant d’affronter les situations réelles du quotidien. L’intérêt pédagogique réside dans un apprentissage plus profond (ancrage durable), un engagement accru (l’apprenant devient acteur, pas simple consommateur de ressources), une personnalisation dynamique (l’IA s’adapte au niveau de complexité cognitive de la réponse) et une mesure fine de la progression (le degré de confrontation peut être calibré).

#3 Éthique, préserver « la dignité cognitive »

« L’IA de confrontation » protège l’autonomie intellectuelle : favorisant un dialogue critique, elle responsabilise au lieu de déresponsabiliser. Elle contribue à développer apprentissage durable, effort conscient et discernement, rendant ici à la formation son rôle de gardienne de la lucidité. Elle contribue à autonomiser et à développer des « citoyens du monde » doté de leur propre libre arbitre.

#4 Niveau managérial, vers une culture de la confrontation constructive

Plus généralement, une telle approche soutient, du point de vue organisationnel, le développement d’une culture du débat raisonné, essentielle à l’innovation et à la prise de décision. Elle incarne une intelligence collective, augmentée et réflexive, où l’outil questionne les certitudes. Plus encore, elle outille les collaborateurs de l’entreprise pour devenir des “facilitateurs de pensée”.

Quel avenir pour l'apprentissage avec l'IA (Jean-Roch Houllier x Philippe Carré)