|
L’illusion d’une IA cheffe d’orchestre
Les démonstrations d’IA sont de plus en plus spectaculaires. Agents autonomes, chaînes de production automatisées, systèmes capables de s’auto-corriger, de se répartir des tâches, de produire à la chaîne des scripts, des visuels, des quiz, des synthèses, des recommandations. De quoi nourrir l’idée qu’il suffirait de connecter les bons outils, puis de laisser la machine diriger l’ensemble ! La réalité diffère grandement. Une IA sait exécuter, comparer, reformuler, optimiser selon des règles. Elle ne sait décider des règles pertinentes ; elle ignore comment arbitrer entre des objectifs qui se contredisent, pas plus qu’elle ne sait assumer la responsabilité d’une direction. Dans une organisation, orchestrer n’est pas un problème de puissance de calcul, mais un problème de sens et de priorité. Faut-il standardiser pour gagner du temps, ou contextualiser pour gagner l’adhésion ? Faut-il produire vite, ou produire juste ? Faut-il viser l’homogénéité éditoriale, ou accepter des variations pour coller aux métiers ? Bref : choisir une ligne. Contrairement à l’impression d’autonomie créative que peuvent donner les dernières avancées technologiques, les IA ne produisent guère des résultats convaincants ; se contentant d’imiter des styles, elles renforcent certes une cohérence formelle, mais demeurent loin d’embrasser la fonction d’un chef d’orchestre : interpréter une situation, décider d’un tempo, sentir le bon dosage entre rigueur et souplesse, prendre le risque d’une option plutôt qu’une autre. L’IA joue juste, elle ne porte pas l’intention… Loin d’être une artiste, en somme !
Un art que le Digital Learning avait déjà révélé
Ce déplacement du rôle du responsable formation n’est pas nouveau. Il a commencé dès que le Digital Learning a cessé d’être une boîte à outils pour devenir un écosystème intégrant LMS, outils auteurs, bibliothèques de contenus, classes virtuelles, LXP, solutions d’évaluation, analytics, intégrations SIRH, catalogues externes, outils de communication interne. La promesse était séduisante : multiplier les briques pour gagner en efficacité. Le résultat, dans de nombreuses entreprises, a déçu : une fragmentation, des redondances, des parcours incohérents, une gouvernance faible, une difficulté chronique à industrialiser. C’est dans cette épreuve que la fonction formation a appris une leçon structurante : la réussite ne dépend pas d’un outil, mais d’une logique d’ensemble. Une épreuve dont est sorti un responsable formation devenu architecte, chef de projet transverse, garant de cohérence, arbitre des priorités. À même de choisir ce qui devait rester central / périphérique, mutualisé/local, imposé/laissé à l’initiative. L’IA braque de nouveau le projecteur sur ce rôle en accélérant un problème bien connu parce qu’avec elle, la capacité de production explose, la vitesse de fabrication augmente ainsi que la facilité de variation… et le risque de dérive ! Sans orchestration humaine, l’IA fabrique toujours plus de bruit toujours plus vite.
Orchestrer : un acte d’interprétation humaine
Orchestrer, c’est écrire la partition, puis l’interpréter. En formation, cela signifie commencer par les externalités, pas par l’outil. Qu’attend-on de la formation comme support à la performance opérationnelle des métiers ? Qu’attend-on de la formation comme support à l’alignement des compétences à court et à long terme ? Qu’attend-on de la formation pour sécuriser une transformation, accompagner une réorganisation, soutenir une conquête commerciale, fiabiliser un geste critique, accélérer l’intégration, renforcer une culture managériale ? Ces questions supposent un responsable formation “chef d’orchestre” qui définit et conserve le cap (la finalité) et choisir le tempo : ce qui doit être produit, ou évité, selon les priorités qu’il a fixées. Tranchant entre des demandes concurrentes, il assume une ligne. Ensuite seulement, l’IA prend sa place. Comme puissant instrument polyvalent et exigeant, capable de rédiger du contenu, d’appliquer des normes, de signaler les problèmes de qualité, de proposer des améliorations, de décliner des variantes par populations, par métiers ou par niveaux. Capable aussi d’aller puiser dans des bibliothèques internes, des référentiels, des ressources existantes, des contenus multimédias. Capable d’aider à briser des silos historiques, à condition d’être dirigée. La question devient alors concrète. Quels agents pour quelles tâches ? Un agent pour produire une première version, un agent pour appliquer les standards pédagogiques, un agent pour contrôler la conformité et la marque, un agent pour tester la cohérence d’un parcours, un agent pour détecter les angles morts. L’humain n’est pas supprimé. Il est déplacé. Il pilote, il arbitre, il valide. Il joue ce rôle d’artiste que la machine ne peut pas jouer.
La cohérence, tout un art !
La puissance de l’IA rend enfin possible une industrialisation qui restait laborieuse. Mobiliser simultanément contenus, images, vidéos, données d’usage, référentiels métiers. Produire des variantes sans repartir de zéro. Actualiser plus vite. Contrôler la qualité de façon systématique. Sur le papier, tout semble simple. Dans la réalité, tout dépend de la cohérence, qui n’est pas un simple réglage. L’art de la cohérence : le responsable formation doit décider ce qui fait autorité, i.e des sources légitimes, des contenus qui font « référence ». S'assurer des niveaux de preuve attendus, des exigences en matière de ton, de structure, de lisibilité, de conformité. Où placer le curseur entre la standardisation utile et la standardisation stérile ? Jusqu'où l’IA peut proposer, quand doit-elle, au contraire, seulement exécuter. “Responsable” formation : il n’a jamais autant mérité cette qualification, car il lui appartient de définir qui valide quoi, à quel moment, selon quels critères et avec quels indicateurs. L’IA peut signaler des écarts, détecter des incohérences, proposer des correctifs, alerter sur des dérives. Elle ne peut pas assumer la responsabilité d’une décision qui engage l’entreprise, ses métiers, ses risques, sa culture. Là encore, l’artiste est humain.
À la fin, la scène est limpide. Le responsable formation choisit les instruments, règle leur interaction, impose le tempo, assume la direction. L’IA joue les notes avec une précision redoutable, parfois virtuose. L’humain reste celui qui fait la musique, parce qu’il est le seul à pouvoir porter l’intention, le sens et le jugement.
|