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La décadence cognitive, angle mort du progrès technologique
L’IA simplifie tout, parfois trop. En nous libérant de l’effort mental, elle érode lentement notre endurance cognitive. Le gain de temps est réel, mais le coût caché l’est tout autant : l’appauvrissement de la réflexion. Nous ne cherchons plus, nous demandons. Nous ne reformulons plus, nous copions. Ce confort intellectuel, flatteur au quotidien, masque une dépendance profonde : celle d’un cerveau qui s’éteint à mesure qu’il s’assiste. Les entreprises s’en réjouissent pour leur productivité immédiate. Mais elles oublient qu’une compétence ne se mesure pas à la vitesse d’exécution, et qu’une organisation performante n’est pas celle où les collaborateurs pensent le moins, mais celle où ils pensent juste. C’est ce déséquilibre — la promesse d’un confort cognitif sans effort — qui nourrit ce que Christopher Lind appelle une “désintégration cognitive”. La technologie rend les tâches plus faciles, mais rend aussi les humains plus fragiles face à la complexité. Cette décadence cognitive n’est pas née avec les outils récents : elle prolonge un phénomène plus ancien, déjà observé avec la généralisation du numérique. Michel Desmurget, dans La Fabrique du crétin digital, en avait décrit les effets sur la concentration et la capacité d’analyse. L’exposition permanente aux écrans avait déjà transformé nos modes d’attention ; l’automatisation généralisée achève aujourd’hui de bouleverser les conditions mêmes de l’apprentissage.
Les juniors privés d’apprentissage réel
La première victime de cette mutation, c’est la jeunesse au travail. Les tâches d’entrée de gamme, jadis laboratoires d’apprentissage, sont désormais confiées aux outils automatisés. Or c’est précisément dans ces tâches que se construisaient les réflexes professionnels : la rigueur, l’observation, la capacité à résoudre l’imprévu. Un jeune collaborateur qui ne passe plus par l’épreuve du “faire” devient vite dépendant d’outils qu’il ne comprend pas. Il perd le rapport concret au travail. Là où il aurait mis des heures à comprendre un processus, à tester, à échouer, puis à réussir, il clique désormais sur un bouton. L’efficacité est immédiate, mais la compétence, elle, ne se forme pas. Ce phénomène prépare une génération brillante sur le papier, parfaitement équipée pour piloter des systèmes… mais désarmée dès qu’un événement sort du cadre prévu. Et cela n’a rien d’anecdotique : les futurs experts, managers ou dirigeants se forgent dans ces apprentissages précoces. Si l’entreprise les leur retire, elle compromet sa relève. Un autre phénomène vient aggraver la situation des juniors : la disparition progressive des métiers qui constituaient des marche-pieds pour entrer dans l’entreprise, et dont les tâches ont de plus en plus vocation à être effectuées par l’intelligence artificielle.
Un capital humain en déperdition lente
Cette fragilisation des débuts coïncide avec une autre fragilité : la sortie massive des seniors. À mesure que les générations expérimentées quittent l’entreprise, elles emportent avec elles une connaissance intime des métiers, des contextes, des nuances. Une base de données ne retient ni les intuitions, ni les hésitations, ni les mille micro-décisions qui forment l’expertise. Beaucoup d’entreprises découvrent trop tard que cette perte est irréversible. La donnée n’est pas le savoir, et l’expérience n’est pas codifiable. Ce qui disparaît, c’est un tissu de relations, une mémoire du geste, un langage implicite du travail. Quand les juniors ne peuvent plus apprendre par observation, et que les seniors ne sont plus là pour transmettre, c’est tout le capital humain qui s’érode silencieusement. Ce risque dépasse la seule question RH : il touche la compétitivité même des organisations. Car dans un monde où les technologies se banalisent, c’est la qualité humaine — jugement, inventivité, coordination — qui fait la différence.
Transmettre autrement : recréer les conditions de la relation apprenante
Préserver ce capital ne se décrète pas : cela se cultive. La transmission n’est pas un dispositif RH, c’est une dynamique vivante qu’il faut entretenir. Et pour qu’elle opère, certaines conditions sont non négociables. D’abord, le travail partagé : les juniors doivent collaborer avec les seniors sur de vrais projets, pas dans des schémas de mentorat symbolique. L’apprentissage naît de la confrontation d’expériences, pas de la seule observation. Ensuite, le temps et l’espace : transmettre exige du temps non productif au sens strict — celui des discussions de couloir, des questions “bêtes”, des débriefs après l’action. Or ces moments sont souvent les premiers sacrifiés au nom de l’efficacité. Enfin, la narration du travail : raconter ce qu’on fait, comment on le fait, pourquoi on le fait ainsi. Ce récit du métier est une ressource stratégique. C’est là que s’ancre la compréhension tacite du travail, celle qu’aucun manuel ne décrit. Recréer ces conditions, c’est admettre que la transmission n’a pas besoin d’être digitalisée à tout prix. Elle a besoin de relations réelles, d’échanges, de curiosité réciproque. L’entreprise apprenante n’est pas celle qui stocke le savoir, mais celle qui favorise les rencontres entre ceux qui le détiennent et ceux qui le cherchent.
Réhabiliter l’effort cognitif : le courage de penser
Reste à réapprendre à lutter. Les technologies ne doutent pas, ne s’interrogent pas, ne choisissent pas : elles calculent. Or c’est précisément dans le doute que l’intelligence humaine se forme (des ravages d'une conception faisant du cerveau un simple ordinateur dont la puissance de calcul serait défavorablement comparée à celle des algorithmes…). Douter, c’est essentiel dans le diagnostic, lorsqu’un problème échappe aux modèles existants et qu’il faut formuler une hypothèse nouvelle. Lutter, c’est vital dans la décision, quand les données ne suffisent pas et qu’il faut assumer un choix. Penser, c’est indispensable dans la créativité, lorsqu’on doit rompre avec la norme pour inventer du neuf. Et exercer son esprit critique, c’est crucial dans la relation, lorsqu’on doit comprendre un autre être humain au-delà des signaux explicites. Toutes ces situations — résoudre un conflit, arbitrer une priorité, rédiger une recommandation, concevoir une solution — sont autant d’occasions d’entraîner ce que la machine n’a pas : la conscience de ses limites. Former à ces gestes mentaux, c’est préparer les collaborateurs à vivre avec la technologie sans s’y dissoudre. C’est faire de la pensée humaine non plus une faiblesse à corriger, mais une force à cultiver. L’enjeu, au fond, n’est pas de résister à la technologie, mais de résister à la facilité qu’elle installe. Préserver le capital humain, c’est redonner du prix à l’effort, à la transmission, à l’intelligence partagée. Là où la machine exécute, l’homme pense, interprète, relie. C’est cette tension — et non la performance seule — qui fonde la vitalité des organisations.
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