La formation fabrique du sens
Les entreprises multiplient les discours sur la raison d’être, les séminaires inspirants et les slogans motivants. Pourtant, les collaborateurs s'interrogent sur la valeur de leur travail quotidien et peinent à la voir reconnue. S'avise-t-on que la formation (plus que la communication ou les KPI) est un véritable "moteur du sens" qui offre les clés pour reconnecter chacun à l’intelligence réelle du travail ?

Le sens réside dans le geste

Le paradoxe est connu, mais rarement exploré du point de vue de la formation. Selon des chiffres rapportés par Jean Pralong, professeur de RH à l'EM Normandie, dans une récente chronique publiée dans Le Point, 87 % des salariés comprennent le projet global de leur entreprise, mais seuls 14 % se déclarent réellement engagés. Pour reprendre la métaphore du professeur Pralong : ils voient la cathédrale, mais ne reconnaissent pas leur pierre dans l’édifice ! Ce n’est pas faute l’ambition collective, donc, mais de reconnaissance du geste que chacun accomplit tous les jours, dans la zone grise où se déploie l’intelligence pratique. Les grandes narrations de la communication institutionnelle n'y peuvent rien. Le sens ne naît pas d’une explication descendante, mais d’une compréhension intime du travail réel. Sur ce terrain, inutile de chercher trop loin : la formation est aux avant-postes pour redonner de la chair au travail, remettre en lumière ce qui a été invisibilisé par les standards, les proxies et les tableaux de bord.

La grande invisibilisation du travail réel

La déconnexion entre discours et réalité est illustrée par une anecdote rapportée par Jean Pralong… Lorsqu’on demande à des responsables RH d’évaluer la performance d’une caissière en se fondant sur des indicateurs abstraits — nombre d’articles scannés à la minute, durée moyenne par client — les écarts sont immédiatement attribués à un « manque de motivation », à un « déficit de compétences » ou à des « aptitudes insuffisantes ». Jamais à la complexité réelle de l’activité : gérer les imprévus, veiller au confort des clients, ajuster son rythme selon l’affluence, préserver la relation. Une part essentielle du travail — les arbitrages, les micro-décisions, les savoirs tacites — disparaît alors purement et simplement. Ce n’est pas la faute des managers, ni celle des RH : c’est celle d’un appareillage technique qui a réduit le travail à ce qui se mesure. La formation se heurte directement à cette invisibilisation. Comment développer des compétences que personne n’a pris le soin de décrire ? Comment entraîner une intelligence que les indicateurs ne savent pas nommer ? Comment engager des collaborateurs à qui l’on demande d’adhérer à un récit abstrait sans leur permettre de comprendre la valeur concrète de leur propre geste ? Tant que cette cécité organisationnelle dure, la formation court derrière un objet qu’elle ne voit pas. L’enjeu n’est plus de concevoir des modules, mais de restituer la vérité du travail. C’est à ce moment précis que la formation devient productrice de sens.

Former, c’est d’abord révéler

La plupart des dispositifs L&D restent encore, malgré leur modernisation, des machines à transmettre des contenus. Utile, mais très insuffisant : doit mieux faire ! Le sens, lui, n’apparaît que lorsque la formation éclaire le réel. Lorsque l’on renverse la logique habituelle. Lorsque le terrain redevient la source. Les entreprises qui y parviennent s’appuient sur quelques principes simples : aller voir, écouter, restituer. Allers-retours terrain–formation : les programmes les plus engageants sont conçus après des immersions prolongées dans les équipes, pas dans une salle de réunion où l’on extrapole des « bonnes pratiques ». Analyse des pratiques et intelligences situées (de l'urgence de réhabiliter la notion de situation et de la mettre au cœur de l'apprentissage) : les ateliers où les collaborateurs racontent leurs dilemmes, leurs difficultés, leurs arbitrages, sont des lieux puissants de production de sens. Narration métier : filmer les gestes, mettre en scène la compétence, donner à entendre les récits. Dès lors que la formation cesse de servir la stratégie pour s’intéresser d’abord au travail réel, elle redevient un lieu d’interprétation collective, un espace où l’on comprend, ensemble, pourquoi ce que l’on fait compte.

Loin de pouvoir être décrété, l’engagement se vit dans l’apprentissage

Il existe une confusion persistante dans les organisations : l’idée que l’engagement relève d’un état psychologique individuel. En réalité, l’engagement est une relation. Il naît lorsque l’individu se sent relié à ce qu’il fait, et non seulement à ce qu’on lui dit de faire. Là encore, la formation occupe une position stratégique. Elle est l’un des rares espaces où l’on peut recomposer du lien. Lorsque la formation reconnecte les salariés à leur métier — non pas en leur expliquant ce qu’ils devraient faire, mais en leur montrant ce qu’ils font déjà et pourquoi cela a de la valeur — elle crée des conditions d’engagement bien plus solides que n’importe quelle campagne de communication interne. Les entreprises cherchent trop souvent à résoudre le déficit d’engagement par des formules magiques, des événements de cohésion ou des promesses de raison d’être. Mais le quotidien rattrape vite le récit. Le sens se gagne "au ras du sol" (une expression qui n'a rien de péjoratif : l'abstrait n'est finalement que le plus haut niveau du concret). Il se fabrique dans les gestes et se renouvelle dans l’apprentissage. En montrant comment les compétences se mobilisent réellement, comment les arbitrages s’opèrent et comment les réussites se construisent, la formation offre au collaborateur un miroir fidèle. C’est ce miroir, et pas un slogan, qui produit de l’engagement.

Redonner du pouvoir symbolique à la formation

Le moment est venu de réévaluer le rôle stratégique de la formation. Pendant longtemps, elle a été perçue comme un centre de coûts, une mécanique administrative ou un outil de conformité. Elle possède à l'évidence une fonction beaucoup plus profonde : celle de rendre visible l’intelligence du travail. Dès que la formation joue pleinement ce rôle, c'est un facteur x vecteur de reconnaissance. Elle rétablit la continuité entre l’organisation et ceux qui la font vivre. Elle restaure une compréhension commune du métier, là où les chiffres échouent. Elle réinscrit chacun dans un collectif de pratique, là où les discours peinent à convaincre. Elle redonne du sens, non pas parce qu’elle en parle, mais parce qu’elle le montre. Le paradoxe est là : la formation n’est pas seulement un levier de montée en compétences. Elle est une fabrique du sens. Les organisations qui l’auront compris seront mieux armées pour affronter l’incertitude : elles sauront ce que leurs collaborateurs font réellement, et pourquoi cela compte.

Par Michel Diaz